.Nous avons été conviés,
Sennep, Gassier et moi, à un honneur bien imprévu : on nous
a appelés à une consultation médicale. C'est comme
j'ai l'honneur de vous le dire. Il parait que le jury du bal de l'Internat
avait estimé qu'à l'occasion du cinquantenaire de cette
fête tradionnelle des salles de garde des hôpitaux parisiens,
on avait absolument besoin de deux crayons éblouissants et d'un
modeste stylo pour pratiquer cette opération délicate :
couronner les plus dignes.
.....A la suite de quoi j'entrai samedi soir,
au coup de sept heures, à l'hôpital Bichat où l'on
me fit subir un traitement imprévu.
.....Dans une pièce où une
centaine de couverts attendaient leurs convives, un jeune interne blond,
vétu d'un élégant costume de tweed, m'accueillit
par ces mots :
- Vous permettez de vous débarraser ? Votre pardessus ? Merci.
Votre veston, maitenant. Et puis votre gilet, votre col et votre cravate...
.....Il se montrait prévenant, aimable,
mais ce doit être un sujet d'élite. Il avait précocement
l'autorité de ces médecins aux caprices desquels on n'ose
se refuser lorsqu'ils vous demandent les choses les plus déraisonnables,
en apparence, comme par exemple de leur tirer la langue.
.....Quand il me jugea suffisamment dépouillé,
le jeune interne blond mit son butin sous son bras gauche et me fit un
aimable petit signe de la main droite, en me criant :
- Asseyez-vous un instant, je reviens de suite.
.....Il ne m'avait laissé que ma chemise,
et je songeais, en le regardant s'éloigner, qu'il devait être
parent de M. Robert Schuman.
.....Il revint une grande demi-heure plus
tard, en s'excusant fort civilement :
- j'ai préféré, m'expliqua-t-il, m'habiller avant
le diner.
.....S'habiller ? C'était évidemment
façon de dire. Appréciez : le jeune blond s'était
mué en nègre. il avait un turban orange fort seyant et puis...
ah ! oui ! un pagne minuscule. C'est bien tout.
- Comment me trouvez-vous ? Tenez, je vous apporte une belle robe de moine...
De cordelier, si je ne m'abuse... Et quelle magnifique corde blanche dont
vous allez vous ceindre... Ah ! on travaillait bien avant la guerre...
Tenez, passez la manche ... Superbe ! Vous êtes superbe !...
.....Ce n'est pas exactement mon opinion
lorsque je m'aperçois dans une glace, mais j'aperçcois en
même temps "un étranger vétu de bure, qui me
ressemble comme un frère"... Et c'en est bien un, puisque
cet autre moine n'est autre que le cher Sennep. Il discute d'une façon
tres animée avec Gassier, qui a gardé son coquet accoutrement
de laïc, et qui déclare tout net, que souffrant d'une sciatique,
il renonce à se rendre à la salle Wagram où le costume
est de rigueur. Il en conclut qu'il peut diner en veston.
.....Le voici seul de son espèce,
dans la salle de garde garnie des internes de Bichat mués en Indiens,
de ceux de Bretonneau devenus des Chinois et peinant rudement à
rendre inamovibles leurs longues moustaches, toutes pareilles à
des guidons de vélo de course ; enfin de ceux de Claude-Bernard,
Arabes aussi Arabes que ceux que peignit Fromentin, avec leurs colliers
de barbe.
.....Nous faisons des adieux déchirants
à Gassier qui regarde avec nostalgie s'engouffrer dans les deux
autobus et dans les voitures particulières qui leur feront cortège
: négres, Indiens, Chinois... et moines.
- Vous ne venez pas ? lui demande un gigantesque interne. Ah ! vous êtes
malade ? Ah parfait, très bien, très bien ...
.....La voilà bien, la déformation
professionnelle.
.....Encore qu'il soit minuit, notre cortège
ne manquera pas de produire quelque effet dans la traversée de
la moitié de Paris. Il est vrai que nous prenons peu de précautions
pour passer inaperçus.
.....La première ovation nous est
faite par lees derniers consommateurs des cafés de la place Clichy.
les gens du bar Biard se montrent sympathiques aux barbares qui passent.
.....Moins de succés au cours d'un
arrêt accidentel causé par le chauffeur inhabile d'une Cadillac
suspecte, devant l'entrée d'une boite de nuit, un peu plus bas.
Le gérant contemple d'un oeil glacé et désapprobateur
tous les gens qui vont porter ailleurs une gaité dont Montmartre
aurait tant besoin.
Que la fête commence ...
.....Me voici dans la loge d'honneur de
la salle Wagram en compagnie de mes collègues du jury et des sommités
médicales dont je n'ai pas le droit de vous dire les noms ni de
vous décrire les costumes.
.....Au-dessous de nous, le père et
la mère Bal, dans leurs atours de mariés d'il y a cinquante
ans, vont recevoir les hommages de toutes les salles de garde.
Mais qui vois-je soudain ? - et ici, on me permttra d'écrire un
nom. Voici le président Ramadier... Mais oui, je ne me trompe pas
: cette barbiche, ce lorgnon, ce sourire tranquille d'un homme imperméable
aux émotions... il a un costume d'Indien, avec des plumes dans
les cheveux... Est-ce possible ? M. Philip, à la rigueur, je comprendrais
...
.....Dieux soit loué ! Ce n'est pas M. Ramadier.
C'est un éminent cardiologue qui est son sosie hallucinant, et
à qui l'on me présente. Je prends un air fin :
- J'allais vous appeler "monsieur le président..."
.....Mon effet
est raté, mon interlocuteur porte précisement le titre de
président, car il est à la tête d'une association
professionnelle.
.....Mais une
fanfare éclate ... La garde noire chargée de la police de
la salle prend ses positions dans le vaste hall. Elle se montre impitoyable,
et les resquilleurs les plus astucieux sont immédiatement détectés
et expulsés. En revanche, je rencontre régulièrement
invités, de jeunes Américains. Ils sont aux anges.
- You bet, me dira l'un d'eux, I would not have missed that night for
anything. I would not have never dreamed of such of gorgeous show. I wish
we would have such things in the States !
.....Les dix
défilés concurents, qui se succédèrent dans
les décors d'un art et d'une ingéniosité remarquable,
méritèrent tous les suffrages, singulièrement celui
du délégué de l'Ecole des beaux-arts, arraché
à sa dignité officielle au point de pousser des hurlements
de joie.
.....Le premier
hôpital qui entre dans la lice est Saint Louis, suivi de Necker.
Les Enfants-Malades qui étaient attendus, brillent par leur absence.
On ne leur reprochera pas. Les enfants ne sortent pas le soir, surtout
quand ils sont malades.
.....Tous ces
noms mélancoliques s'associeront désormais, dans mon souvenir,
à d'adorables visions de jeunes beautés sans voiles, dont
on a raison de dire que leur vue est chaste.
.....Chaste
aussi le défilé de Broussais, en dépit de la double
présence, juchées sur leur palanquin respectif, d'une Vénus
sortie de sa conque pour mieux se faire voir, et d'une Léda avec
son cygne (ci-devant Jupiter), présentés l'un et l'autre
dans l'exacte attitude du tableau du Corrège.
.....Cochin
offre à l'éblouissante féerie, ous le titre : "Les
Gitans", une participation orginale (très Cochin, oserai-je
dire), avec une imagerie étonnante, et étonnante surtout
quand on apprend que le jeune artiste qui l'a exécutée exerce
un second métier : celui de chirurgien.
.....Bichat,
devenu depuis quelques heures "mon cher Bichat", nous fait assister
au supplice du scalp, infligée par les Indiens du Texas (entre
nous, ce sont des Indiens-maison) à un ahuri chasseur de papillons.
Les Arabes de Claude-Bernard et les Chinois de Bretonneau assistent à
ce massacre raffiné avec une joie sadiaque.
.....Lariboisière
présente un sketch à la fois magnifique et féroce
: une menagerie avec des cages enfermant d'étranges animaux, tels
la bête à concours, le fils du patron, le petit professeur
agrégé (virulente satire contre le népostisme ou,
si vous voulez, les deux cents familles médicales).
.....Non moins
féroce s'avère la présentation d'un autre animal
: le Doyen, appartenant à l'espèce des somnifères.
Il est omnivore mais se nourrit plus spécialement de distinctions
honorifiques, jusqu'à et y compris le Nichan Iftikar et l'Ouissam
Alaouite.
.....Un récitant
impitoyable nous fournit ces explications. En vers si je ne m'abuse.
.....Cette spirituelle
charge enchanta le jury, bien décidé, après l'avoir
goutée pleinement, à accorder à Lariboisière
le premier prix.
.....Nous dumes
par la suite réviser notre jugement devant l'adorable présentation
de Saint-Antoine : les Paysans.
.....C'est une
évocation poétique et adorablement agreste de la cambrousse,
avec apparition sur la piste de véhicules campagnards (Saint Antoine
et ses cochers).
.....On vit,
sur un coup de baguette magique, la légume verte transportée
écarter ses feuillages pour livrer passage aux plus jolies filles
du terroir. Une immense ovation s'éleva de toutes parts devant
le rappel visible, plastique, de la vieille légende : l'enfant
né dans le chou.
.....En vérité,
Saint-Antoine méritait aussi le premier prix. Nous sommes des justes,
il 'lobtint ex aequo avec Lariboisière.
.....Le défilé
de la Pitié, qui suit, n'en inspire aucune. Au contraire, on envie
la grâce de ses jongleurs et de ses danseuses évoluant avec
une légereté digne des Ballets russes, sur l'air à
la fois martial et émouvant du vieux refrain de salle de garde
"Nini Peau de Chien".
.....Unissant
leur efforts, les hôpitaux Foch, Marmottan et Beaujon viennent broder
d'agréables variations sur ce thème : "L'Auberge".
Tenon s'est chargé de nous montrer que la fanfarre de Bagnolet
est sans égale et sans rivale. Musiciens de lagarde, prenez garde
!
.....Mais voici
que le jour se lève en même temps que le bouclier de la révolte.
Résolument - qu'ils disent- opposés à la fête,
les internes de Bicêtre, un peu énervés eux-mêmes
- cela se conçoit- n'ont consenti à y participer qu'en organisant
le défilé des "forçats du plaisir". Traduction
chorégraphique, sans doute, du célèbre mot de Lord
Palmerston : "La vie serait à peu près supportable
sans les plaisirs."
.....Cette pensée,
exprimée par Bicêtre avec un humour macabre et des cercueils
qui pourront servir à leurs futurs clients, je me surpris à
la trouver très juste, à la fin de cette nuit qui m'avait
tant charmé.
.....Mais c'était
pour une raison bien particulière. Vous êtes-vous jamais
trouvé à six heures du matin sur le trottoir de l'avenue
de Wagram, habillé en moine, après avoir reçu cette
nouvelle désolante : "Les autobus sont rentrés au garage,
le métro vient de se mettre en grève, et l'on ne trouve
pas de taxis!"
.....Telle était
ma situation ! C'est peu dire que je la trouvais pénible. Renonçant
pour le moment à récupérer mes vêtements laics
restés à l'hôpital Bichat, allais-je, pèlerin
sans le vouloir, me diriger à pied vers mon village de Saint-Germain-des-Prés
?
.....Je n'eus
pas ce courage, car je redoutais tout : une rencontre matinale avec Sartre
et Mlle Simone de Beauvoir, le regard courroucé de ma concierge,
charmante femme mais ethniquement "faubourg Saint-Germain".
.....Ma mauvaise
humeur s'accroissait surtout devant le flegme amusé de Sennep,
pourtant aussi embété que moi.
- Ca va s'arranger, ne cessait-il de me répéter.
.....Et de rire
méchamment.
.....Cela s'arrangea
d'ailleurs. Un médecin nous sauva.
Ah ! l'excellent homme. Il était costumé en danseur circassien,
et sa Jeep était désuisée en cabriolet. Il nous prit
en charge. C'était un gynécologue à qui j'applique
de confiance le qualificatif de distingué.
.....C'est,
vous le pensez bien, en termes choisis que, parvenu devant ma porte, je
lui exprimais ma gratitude.
.....L'obligeant
gynécologue me répondit simplement :
- Tout à votre service ! |