..... Nous avons la certitude d'etre agréable
à tous nos lecteurs en leur permettant de se mèler par la
pensée, durant quelques instants, à la folle jeunesse médicale
qui vient d'égayer de ses sarabandes, de ses chants et de ses folies,
la vaste salle bullier. C'est, semble t'il, un des privilèges du
medecin de demeurere jeune d'esprit et de coeur, et d'entourer d'une sympathie
dont les ans ne font parfois qu'élargir l'indulgence, les audaces
et les excentricités que des esprits chagrins, en d'autres corporations,
ne jugeraient fâcheusement.
..... Le Bal de l'Internat est une des manifestations
les plus expressives des Salles de Garde parisiennes. Il est peu de médecins
qui n'y aient assisté comme internes, externes ou roupious. Il
est du à l'effort commun de peintres et d'internes : rapins et
carabins ont de tout temps fait bon ménage; les murs du logis des
internes le prouvent. Les ateliers se mettent au service des Salles de
Garde pour organiser des défilés somptueux, où l'art
le dispute à la fantaisie la plus échevelée, le caractère
privé de la réunion autorisant des licences que justifie
la recherche de l'exactitude historique.
.....Le 23 Octobre, de neuf heures et demie
à minuit, les portes de Bullier sont demeurées ouvertes
à la foule bigarrée des invités du corps de l'Internat.
Réjouissons-nous de voir revenue en son quartier d'élection
la pittoresque bacchanale.
Les cartes d'invitation
..... Poulbot a dessiné, avec sa
verve coutumière et sa connaissance assurée de la psychologie
infantile l'une des cartes d'entrée. De jeunes produits de la zone
des fortifs, court vétus, vicieux et canailles, ont lié
au poteau de douleur un négrillon. Fièrement campé,
dans l'attitude pleine d'aisance d'un David vainqueur, un bambin de dix
ans à la chevelure hirsute, tend à une fillette tout à
la fois curieuse et craintive, un présent dont le pauvre noir a
fait les frais. Le serpent symbolique s'enroule au tronc d'un arbre voisin;
mais les roles bibliques ici sont renversés : l'Adam précoce
a tenté l'Eve en herbe. Autour des deux protagonistes, des yeux
ronds s'écarquillent, des oreilles prolabées s'allongent,
des sourires malicieux rétracatent les commissures de trois petits
voyous en puissance. C'est toute la cruauté raffinée, la
méchanceté sournoise, la perversion instinctive de l'enfance
rendues en quelques traits frustes. Mais il y a le sourire... et cela
suffit.
..... Voici la carte pour dames, où
domine le mouvement, l'entrain, la joie spontanée. Avec l'insouciance
de leurs vingt ans, de belles filles, vétues de leur bas, sont
allées quérir dans son tombeau poudreux l'ancètre
Purgon, décédé il y a bien près de trois siècle.
Et voilà qu'elles l'entrainent à la folle dyonisie, à
ce Bullier de perdition où tant et tant de neveux et petits neveux
et arrière-petits-neveux sont entrés, pour en sortir en
gaie compagnie, oublieux de la réserve du jeune Thomas Diaforius
et riant de sa question naïve : "Baiserai-je, papa?"
..... Pauvre et malchanceux Purgon ! Ses
vieux os s'entrechoquent dans la course effrénée, son haut
chapeau pointu a peine à tenir en place, son avant-bras gauche
est chu : un fox-terrier le tient en gueule, cloturant le cortège!
Que damnées soient ces filles du XXe siècle, folles de leur
corps et de celui des autres ! Les soubrettes de son temps étaient
plus indulgentes à ses rhumatismes !
..... Quelques vers ingénieux, dont
G..... interne à la Pitié s'est rendu responsable, s'adressent
à la gracieuse invitée :
Nous Tenon à ta présence
Fais nous en la Charité
C'est Pitié, lorsque l'on danse
D'etre sans toi ma Beauté
Sans toi, si beau qu'il Bicetre
Notre bal Necker rupin :
Plus d'un ailleurs voudrait etre
Si tu re Broussais chemin
Viens sans Trousseau, presque nue !
Plus dur que Dubois, ton sein
Damnera dés ta venue
Saint-Antoine et son Cochin
A Bullier, nous serons blonde,
Tes Hotes et le Dieu fripon
Ivre y ménera la ronde
Des Bichats et des Beaujons
.....James Richard est l'auteur de la carte.
Nos lecteurs verront, par divers croquis semés au hasard de cet
article, de premier jet, que la spontanéité, le sens du
geste et de l'attitude expressifs caractérissent le talent du jeune
artiste. Lui et quelques autres, parmi lesquels nous avons à citer
Pariselle, auteur de plusieurs dessins reproduits également dans
ces pages, Van den Berg, Fuchs, Barrère, Trilleau, Guy Arnoux,
s'efforcent de faire revivre la tradition, qui ne s'est jamais rompue
tout à fait, de l'artiste ami satellite et commensal des salles
de garde parisiennes, transcrivant aux murs de la salle à manger
commune, de la bibliothèque, en des fresques toujours savoureuses
et évocatrices les faits et gestes, les folles ou spirituelles
ou comiques aventures survenues au cours de l'année hospitalière.
Et je ne parle pas des cas où le pinceau de l'artiste se hausse
au pur chef d'oeuvre ! Les fresques de l'l'ancienne et de la nouvelle
salle de garde de la Charité possèdent ainsi, à coté
de significatives évocations du passé, des peintures dont
s'honorerait un grand musée : le Laboratoire d'Olivier Bon, La
Charité, La Foi et l'Espérance d'Hamon, le Sommeil léthargique
d'Isaac d'Hatis, des oeuvres nombreuses de Bellery-Desfontaines.
.....Que la parenthèse, ainsi ouverte
me soit pardonnée pour l'excellence de l'intention.
..... Je reviens à mon sujet précis.
La Salle durant le Bal
..... Les internes d'autrefois prétendent
que dans les premiers bals s'exhibaient des costumes plus ingénieux,
plus originaux et plus inattendus qu'à l'époque présente.
Peut-etre y aurait-il lieu, en effet de critiquer le peu de souci qu'a
la génération actuelle d'inventer des costumes. Les greniers
du théâtre du Châtelet et les vestiaires de Souplet
sont certainement trop mis à contribution. A défaut de pierrots,
de loups, d'habits et autres costumes "insuffisants", on coudoie
vraiment trop de Persans, d'apaches, de mousquetaires, de planteurs mexicains,
d'Orientaux de tout poil. Toutefois reconnaissons-le, l'effet d'ensemble
n'a guère à souffrir de cette paresse d'imagination, et
le spectacle de la salle du Bal, dès onze heures du soir, eszt
d'une intensité de vie et d'une variété telles que
nulle description ne saurait en donner l'impression.
..... Une foule polychrome, mouvante, gesticulante,
tournoie, chante, danse, s'éploie en farandoles ou se resserre
en houles, entonne des chants classiques de salle de garde ou des scies
du quartier, fait cercle autour d'un éthylique aigu, luttant pour
le centre de gravité, ou poursuit de ses assiduités audacieuses
une belle nymphe égarée en quète d'un sylvain. Toute
la faune humaine, dans la multiplicité de ses races et de ses accoutrements
est représentée là : voici des guerriers grecs de
la belle époque, des centurions romains, des sauvages Indiens et
Sioux évadés des romans de Gustave Aymard ou de Fenimore
Cooper, des cowboys du Far-West yankee, des gauchos de la Plata, des négres
de Montmartre et des Peaux-Rouges du Quartier Latin. Voici de belles filles,
de tous les climats et de tous les temps drapées dans les somptueux
brocarts de leurs aïeules du temps jadis, voilées à
demi dans la gaze légère des almées, ou plus simplement
vétues de bas ajourés et de légers escarpins.
.....Trois pécheurs, en caban et suroit,
par intermittences, jettent leurs filets et emprissonnent des groupes
qu'ils promènent à leur grè par la salle.
.....Jusqu'à minuit, les cortèges
attardés des salles de garde excentriques font leur entrée
: des cris, des applaudissements, des gestes les accueillent. L'homogénéité
de leurs groupes va se perdre bien vite dans la polychromie universelle.
La Maison-Dubois fait une entrée triomphale, en une troupe bien
ordonnée, précédée de drapeaux, vétue
de costumes de l'époque révolutionnaire, brandissant des
piques surmontées de têtes. A une heure tardive, un essaim
charmant de gracieuses artistes du Moulin-Rouge, escorté de joyeux
compagnons, apparait; c'est un délire d'acclamations.
.....Par-ci, par-là, des individualités
se distinguent par le caractère inusité du costume ou par
la manière dont il est porté. Compliments au rétiaire
antique, armé du trident et du poignard, dont la nudité
s'est drapé d'un costume léger de minces ficelles enfilées
d'innombrables bouchons de champagne : voilà une bien originale
façon de styliser le filet du rétiaire. Compliments au contempteur
du cubisme et de la peinture fumiste qui s'est composé un costume
avec des cylindres de tole, des tuyaux de poeles, droits ou coudés
suivant la necessité, et dont le chef se recouvre d'un tube surmonté
d'un cone de métal. Compliments encore au vénérable
évèque orthodoxe dont une croix grecque orne la mitre :
l'Eminence Thénar, - car il s'agit bien d'elle-, prend sous sa
protection deux aguichantes almées vétues de gaze indiscrete
et les tient accolées à ses flancs : présage sans
doute des pures effusions qui suivront l'entrée des chrétiens
à Constantinople.
.....D'autres seraient à citer encore
: Heuyer, de Boucicaut, transmué en Vieux-Chinois, et qui à
l'heure où j'écris ces lignes , soigne à Sofia les
blessés bulgares; Pernot, de Saint Antoine, dont le costume, la
face, le geste, le compagnon soyeux, font revivre l'ermite Antoine parmi
des tentations pires que celles dont l'entoura jamais Téniers;
Poulbot, pittoresque à souhait, en soldat de deuxième classe,
"la viscope en arrière et la thrombine au vent", la tunique
et toute la véture ouverte, plissée, débraillée;
et combien d'autres, enfin, dont le nom a fui ma mémoire ! Je termine
par le plus économiquement déguisé, ce sage invité
qui sut se contenter : d'un shako à pompon pour couvre-chef, d'une
couche de cirage sur la poitrine, d'un caleçon de bain, d'un parapluie.
Les loges
.....Mais contemplons un peu les loges qui
encadrent la salle si pittoresquement de leur architecture variée
et de leurs façades violemment décorées. Voici la
loge de Necker avec sa curieuse frise. Le spectre du Professeur Guyon,
qui émerge des nues, à la manière d'un Père
Eternel, assiste au défilé lamentable des infortunes "urinaires"
et les guide de l'index vers Necker sauveur et la Clinique de la Terrasse.
Toutes les afflictions de l'arbre dépurateur et de ses annexes,
du rein au méat, sont traduites hardiment en couleur sur la blancheur
du calicot, aux parois et au fronton de la loge.
..... Lariboisière a bati une mosquée,
sans grande dépense de temps ni d'argent, semble-t-il. Rapeno en
a décoré la façade. Le directeur de cet hopital -intolérant
et grincheux, s'il faut en croire la renommée- est cloué,
sous les apparences d'une chauve souris, au seuil meme de la loge; au
dessous se lit cette légende : "l'Homme-Chauve ne sourit plus".
Le chirurgien Picqué sera sensible à l'honneur qui lui est
rendu : il est représenté tenant un aéroplane en
main; personne ne pouvait oublier en effet que Jules Védrines,
le grand aviateur populaire, entré dans son service, mort plus
qu'à demi, en était sorti vivant et le crane rasé.
..... Saint Antoine porte à son fronton
une fière et fort engageante déclaration : "cy sont
faits enfants beaux et biens conditionnés." N'allez point
croire à de la présomption : la loge est simplement en harmonie
avec le cortège, dont nous dirons du bien tout à l'heure,
et qui a trait à l'eugénie. Ainsi s'explique le caractère
très simple de la batisse, dont la frise s'orne seulement d'une
image de Saint Antoine ermite, patron de la salle de garde. Le saint est
assis; une douce réverie réjouit son visage, une jolie fille
le provoque au péché, quelques menus démons l'entourent.
Dans les lointains se voient des formes imprécises et vaporeuses
de femmes. Elles traduisent la crise hallucinatoire qui occupe l'esprit
et les sens du vénérable ermite.
..... La loge de la Charité mérite des compliments. Sa décoration
picturale est l'oeuvre de Pinard, artiste, graveur, et traite de l'expulsion
des dames de la salle de garde. Un seul reproche peut lui etre fait :
elle n'est pas suffisamment conçue pour un but décoratif.
Les grandes lignes simples, délimitant nettement de larges plans
colorés, s'imposent pour le fronton des édifices éphémères
que sont les loges du bal de l'Internat; dans le bruit, la cohue, la lumière
artificielle, le souci du détail et du fini n'est nullement apprécié.
..... Donc, Mesureur, grand maitre
de l'Assistance publique, coiffé du bonnet phrygien, chasse impitoyablement,
- la dextre armée du fouet, la senestre du réglement- les
charmantes consolatrices des internes. D'où course éperdue,
en costumes sommaires, prise d'assaut de tous les véhicules pouvant
aider à la fugue : tramways, taxi-autos, aéroplanes... Des
Amours, cependant, s'efforcent de tempérer l'austérité
du grand manitou de l'avenue Victoria en lui décochant des flèches;
le chien de la salle de garde lui-meme tiraille à belles dents
les pans de sa redingote; un trio d'Amours sournois tente de perfides
crocs-en-jambe. Ces efforts combinés permettent aux fugitives de
préserver leurs épidermes des morsures du fouet; des bipèdes
aux ailes éployées, semi-batraciens, semi oiseaux, profitent
également du répit pour gagner des lieux plus hospitaliers.
..... Parmi cette scène de déroute
et de désolation, une créature féminine demeure pourtant,
calme aux bras de l'Interne; elle n'a rien à craindre des foudres
de l'Assistance, elle sauvera l'interne du marasme et de la neurasthénie
: c'est la "petite bleue".
..... Il y a dans tout cela du mouvement,
du pittoresque, de l'esprit, une verve à la Breughel qui valent
de retenir l'attention.
..... Inutiles donc les suggestions de la
plinthe : arrière camphre, bromure, valériane et autres
"hypotenseurs" ! arrière la crainte du diplocoque encapsulé
!
..... Bichat et Bretonneau ont uni leur efforts. Leur loge commune a pris pour
thème de décoration, le "Relévement de l'homme
malade!" Relèvement ? Oui, sans doute, mais bien temporaire;
ce sont là dernières flambées d'un feu qui va s'éteindre.
Le teint hâve, le visage émacié, le Turc ne pourra
jouir longtemps des joies terrestres de du commerce des belles Circassiennes;
les alliés balkaniques ont parfaitement compris le mode de mourir
qu'il convenait d'offrir à cet embrasé : ils guettent l'heure
opportune pour achever par l'acier ou par les balles, un organisme que
Vénus a débilité.
..... La Pitié a confié à
James Richard l'architecture et la décoratin de son logis, une
maison de thé, qui ne manque point de caractère. Sur le
fronton, est écrite la fin tragique de la vie grandiose, épique,
tourmentée du moderne Chevalier du Cygne : Armand Fallières
! Au supreme fronton notre Président "cherche à faire
rigoler". Mais l'heure est venue d'abandonner l'Elysée, le
mandat présidentiel va prendre fin, Armand ne peut déchoir,
il saura mourir en beauté : le motif décoratif essentiel
le représente pourfendant sa ligne blanche, du périnée
à l'appendice xyphoïde; à ses cotés deux femmes
agenouillées se lamentent : "Armand, ne te harakirise pas
!" Vaines paroles ! Du haut du paradis shintoïste, Nogi appelle
notre Président.
..... D'autre sujets, gaillardement brossés
dans l'esprit rabelaisien du bal, nous ramènent à des motifs
plus tendres. Leur tort est de sièger à la plinthe et d'échapper
presque totalement aux regards.
.....Vers minuit une animation singulière
règne dans la maison de thé. Les invités ne songent
point qu'au fronton un illustre président agonise. Chinois et Japonais
s'ébattent parmi de capiteuses mousmées; les costumes sont
vraiment riches et beaux; certains m'a-t-on dit, sont sortis des coffres
d'ébène d'authentiques samouraïs.
..... Boucicaut, également tenté par l'Orient, s'abrite en une
pagode chinoise transformée en "fumerie d'opium". Bessonnet
en fut l'architecte, Pariselle le décorateur.
..... Deux dragons, puissants et grimaçants,
veillent au seuil.
..... Au premier plan, un Chinois squelettique,
victime de la "fée brune" savoure sa pipe à larges
bouffées, pour la dernière fois peut etre. Son architecture
s'allonge parmi les fleurs et lees sommités de pavots. A l'arrière-plan,
un Boudha, dans sa haute sagesse, demeure étranger aux choses de
ce monde.
..... Dominant le toit de la pagode, les
têtes de Lepage, de Letulle, de Demoulin et de leurs internes, oeuvres
de Beaufour, interne en pharmacie.
..... Beaujon s'est constitué une
sorte de logis de troglodytes; des Sioux, des Aztèques l'habitent.
..... Tenon a imaginé, pour certains de ses "chefs" présents,
passés, ou à venir, des chatiments raffinés, renouvelés
du Jardin des Supplices. Voici G. soumis au supplice de la caresse et
du casse-poitrine, le chirurgien M. au supplice du rat, le médecin
M. au supplice du tub; K. est empalé; le bon visage succulent de
F. asphyxie sous une cloche à fromage. Sur les pilliers latéraux
sont peints les médaillons excellents de Gilbert, de Segond, de
Thoinot, de Chantemesse, et de quelques autres professeurs.
..... Nous ignorons l'auteur de ces décorations,
il a droit à des compliments. Son oeuvre procède d'un esprit
très fin, pittoresque; la psychologie est sure, l'exécution
au dessus de tout éloge.
..... La Maison Dubois a confié à
Guy Arnoux l'édification de sa demeure d'un soir. L'artiste a créé
un "Cabaret au temps de la Terreur", avec cette suscription
: "Sincinnatus Dubois, rotisseur-cabaretié de la Nation.
..... Les Enfants Malades nous ont présenté le "Carrel's
Institute". Nous le reproduisons ici, cela nous dispense de longs
commentaires. Wilborts, interne à cet hopital, s'est révélé
architecte suffisant et décorateur plein de verve. Il doit etre
complimenté tant pour ses moulages d'organes exposés à
la devanture (seins, fesses, Petits Pulsoconn Pour Personnes Poires) que
pour les représentations "Avant" et "Après"
de personnages chez qui on a remplacé, par la greffe de beaux organes
neufs, les organes insuffisants ou usagés.
..... Voici Saint Louis, avec à son
seuil un arbre étrange dont l'écorce s'entrouvre à
la manière d'une nature béante.
..... Les Internes de Saint Louis ont lu
Huysmans.
..... Ils nous reste à parler des
deux loges primées, et à juste titre : la loge de Cochin
et la loge de Laennec.
..... Virenque, artiste peintre, frère de l'interne de Jean-Louis Faure,
a créé pour Cochin une belle maison arabe, à grandes
lignes architecturales simples et d'un haut style. La façade est
sobrement décorée, et dans le meilleur gout : un singe,
une chimère héraldiques, curieusement stylisés, sur
un fond de mosaïque; une fenetre à moucharabieh surplombe
l'ensemble et se trouve etre du plus heureux effet décoratif.
..... A l'heure où l'animation battait
son plein dans la grande salle de Bullier, la loge de Cochin nous offrit
sous l'éclat grandiose des feux de Bengale, la surprise de danses
lascives d'almées charmeuses de serpents. Une femme de couleur,
sculpturale et bronzée, s'avança au premier plan, la peau
dorée par la lueur des flammes, affirmant la pureté de ses
ligneset la noblesse de sa stature sur un fond lumineux. Cependant les
almées, par la houle onduleuse des abdomens, l'offrande alternante
des seins, le roulis des hanches, présentaient aux regards toute
une vision d'Orient sensuel. Drapés d'oripeaux aux couleurs violentes,
des indigènes rythmaient des danses en frappant en cadence dans
leurs mains.
..... Laennec a reconstitué un somptueux lupanar grec. Les frises en
sont fort belles et fort décoratives : au fronton, de beaux athlètes,
en pleine vigueur physisque, fiérement érigés, musclés
et nus; en bas des couples dansants une audacieuse bacchanale, libérés
de toutes étoffes superflues, dans l'ivresse et l'esprit du corps.
..... A l'arrière fond du lupanar,
une large échappée s'ouvre sur une mer lumineuse et bleue;
les rayons du soleil levant dorent le fronton d'un temple; la barque de
Cypris est amarrée au rivage; un lointain de collines boisées
demeure dans la pénombre de nuit finissante. C'est tout le charme
reposant d'un paysage d'Agrigente qu'aurait signé René Ménard.
Les Cortèges
..... Minuit ! L'heure du défilé
des cortèges.
..... Ils seront sans grand éclat.
..... Les internes de l'Hotel Dieu, reniant
une tradition à laquelle leurs devanciers n'ont jamais manqué,
ont cru pouvoir s'abstenir. C'est là un signe facheux des temps
et une cause de désappointement général. Aussi convient-il
de saluer l'effort de quatre protestataires qui ont voulu sauver l'honneur
de la salle de garde en improvisant un cortège ... quand meme!
..... Voici donc que le foule s'entrouvre
sous la poussée brutale d'un interne ensanglanté brandissant
des mains engainées de gants Chaput. Deux flics, un municipal prêtent
leur concours.
..... Bientot les trompettes sonnent, les
tambours battent, l'orchestre entame une marche triomphale. Le cortège
des quatres protestataires de l'Hotel Dieu se met en marche.
..... Après une lutte pénible
pour la sauvegarde des traditions, les survivants pleurent leurs morts.
La gaité francaise est allongée, morte, sous les aspects
d'un beau corps de femme, sur un palanquin porté aux quatres angles
par des enfants de choeur habillés de rouge et de noir.Derrière
suivent des pénitents en cagoule, des infirmes, des stropiats.
..... Le cortège est très acclamé
et c'est justice. Honneur aux quatres braves de l'Hotel Dieu.
..... Le cortège de Saint Antoine
s'est inspiré du récent Congrés eugénique
pour l'amélioration de la race humaine. Van den Berg a présidé
à son élaboration; l'oeuvre du sympathique artiste a beaucoup
de style. Les étalons de Saint Antoine se mettent en marche, précédés
de leurs armoiries et de la bannière légendaire où
sont figurés Saint Antoine et son cochon (bannière dessiné
et peinte cette année par Vuibert)
.....I. "Quels produits de rebut sont
nés de l'union de cette brute d'Eugène et de sa toupie Eugènie!
Ils ont été conçus selon la méthode ancienne
des amants enlacés, des pigeons s'aimant d'amour tendre, des nymphes
et des satyres"
..... Cette première partie du cortège
est splendidement traduite par le char de la Fontaine de Médicis
qui symbolise l'amour avant la période actuelle ou période
aseptique. La méthode ancienne, à en juger par les tableaux
offerts à nos regards, devait avoir du bon. L'infortuné
Polyphème se penche sur la vasque de marbre, douloureux et jaloux,
et assiste aux ébats amoureux d'Acis et de Galatée. Le jeune
couple, dans la figuration présente, est bien vivant et mouvant,
et offre à l'admiration de l'assistance deux beaux corps engainés
de maillots blancs.
..... II. "La chambre de Jenny, rendez-vous
des ennemis de l'eugénie : le bock, le gonocoque, le spirochète
.... etc."
..... III. "Le professeur Vinard, dans
son bateau, préside à la technique impeccable de l'acte
eugénique."
..... IV. "Triomphe de l'amour et du
hasard."
..... Voici le cortège de Cochin.
..... "Pour transmettre aux générations
futures le souvenir d'un événement récent, les internes
de Cochin, empruntant aux pays orientaux leurs costumes et leur enthousiasme
belliqueux, sont allés dérober à Bruxelles le MannekenPiss
pour l'ériger dans la cour d'honneur du vieil hopital."
..... C'est qu'en effet un événement
important advint récemment à Cochin. Un interne un certain
soir, réintégra sa chambre d'hopital après une franche
lippée et d'abondantes beuveries. Son filtre rénal se trouvant
parfaitement perméable, le porteur avisa à se libérer
du produit de sa distillation. Il aperçut, de sa fenetre, une forme
indécise qu'il prit pour un de ces établissement d'utilité
publique dont on attibue la paternité à l'empereur Vespassien.
Il en usa selon la technique coutumière. Il se trouva que le pseudo-édicule
fut un agent de M. Lépine. L'interne paya fort cher son erreur.
L'érection dans la cour d'honneur de l'hopital, du MannekenPiss
dérobé à Bruxelles, perpétuera pour les générations
futures, le souvenir de ce calamiteux événement.
..... Le cortège de Beaujon fut consacré
à "La transfusion des liquides organiques". Il fut amusant,
humoristique, malgré que sommaire, en raison de la modestie du
budget de la salle de garde (?).
..... "Les bons bougres de Beaujon exposent
le plan du nouvel Institut pour les transfusions. Rockefeller a engagé
l'American Biograph en témoignage de l'aide que la réclame
peut apporter à la science. "Trois indiens transportent le
projet de façade de l'Institut."
..... Des hommes sandwichs portent des bannières
où sont traduites par le dessin et par la couleur les principales
techniques de la transfusion"
..... I. Transfusion de la salive.
..... II. Transfusion du lait (amours classiques
du troupier et de la nourrice)
..... III. Transfusion du sang (triomphe
des chirurgiens)
..... IV V VI. Autres transfusions
..... VII. Apothésoe de Carrel.
..... Ce cortège que nous n'avons
pu figurer ici, était fort bien compris, bien coordonné
animé. Une foule grouillante, dont l'attitude et les gestes étaient
adéquats aux techniques successivement représentées
de la transfusion des liquides organiques, lui donna une vie intense.
..... Saint Louis a répondu spirituellement
à l'enquète de Hugues le Roux dans le Matin et a envisagé
dans son cortège "Le Médecin qui comprend les femmes".
..... Les Croisés de Saint Louis sont
précédés de tambours et de clairons jouant des marches
guerrières. Il s'agit là de charmantes jeunes filles, habillées
en gardes françaises, avec l'habit blanc bordé de rouge.
Leurs uniformes ont été imaginés par Trilleau qui
avec une ingéniosité remarquable a pu accommoder ainsi des
blouses d'hopital. Tambours et clairons ont un fier entrain, défilent
la jambe tendue, de façon martiale et jouent successivement "L'artilleur
de Flandre" :
..... Trois artilleurs de Flandre
..... Revenant du Piémont ...
et les "Hussards de la garde" :
..... C'était un hussard de la Garde
..... Qui revenait de garnison ....
..... Le défilé comprend trois
chars d'un égal intéret, symbolisant trois stades de l'amour
chez le médecin
..... I. Le vieux médecin, qui ne
peut plus comprendre les femmes, suit le char de ses amours passées.
Ces amours gisent en un catafalque sur lequel s'appuie solitaire mais
superbe, une pleureuse drapée de violet. Son ample chevelure dorée
croule à flots sur ses épaules; une tunique de fin linon
la drape et laisse révéler librement ses formes. Précédant
le catafalque, François, interne à Saint Louis remplit les
fonctions délicates et douloureuses de commissaire des morts.
..... II. Puis voici le médecin qui
apprend à connaitre les femmes. C'est le jeune roupiou qui, en
tenue d'alpiniste, l'alpenstock en main, s'initie aux mystères
des régions inconnues et s'apprete à faire l'ascension du
Vénusberg, d'un pas mal assuré.
..... III. Enfin survient le seul médecin
qui sache comprendre les femmes. C'est l'Interne, chacun l'a deviné.
Le voici campé à califourchon sur un mat symbolique. Une
cour fémnine assidue sollicite ses faveurs. Il est également
gouté dans tous les milieux sociaux.
..... Et maintenant voici terminée
la grande manifestation médico-artistique annuelle des salles de
garde parisiennes, nous sera-t-il permis de philosopher en quelques lignes
terminales ?
..... Le Bal de l'Internat de 1912, malgré
tout l'intéret qu'il a présenté - et que nous nous
sommes efforcés de faire valoir, - laisse à ceux qui ont
connu les bals de l'époque initiale, de l'époque ou Bellery-Desfontaines
dépensait sans compter à la Charité ou ailleurs,
son temps et sa peine, un regret! Pareil sentiment repose-t-il sur une
opinion vraie strictement juste ou tout simplement n'est-ce que nostalgie
d'un passé qui, pour n'etre guère éloigné
encore, s'estompe cependant déjà dans la brume ?
..... Peu importe !
..... La mentalité des générations
évolue avec le temps et bien téméraire celui qui
voudrait prouver que telle vaut mieux que telle autre. Mais comme il serait
bien pourtant que la tradition ancienne persistat, transmuée, si
l'on veut, mais toujours vivante, originale et joyeuse ! Que le Bal de
l'Internat émanation directe de l'esprit des salles de garde, vive
!
..... Que vive aussi la salle de garde. Elle
évoque en tant de pensées les belles années de la
jeunesse! Elle rappelle à tant de mémoires une réunion
d'esprits jeunes, ardents, en suffisant contact pour que s'éveillent
les sympathies, en liberté assez large pour que soient évités
les froissements ! Qui pourrait dire les joues épiques auxquelles
ont assité des générations d'internes aux heures
des repas ? Les systèmes philosophiques les plus abstraits, les
problemes politiques et économiques les plus brulants, les paradoxes
les plus hasardeux, tout ce qui agite ou passionne les hommes a été
exposé, argumenté et discuté là.
..... Par ailleurs, comme il sied en notre
gai pays de France, les repas s'y terminent en joyeux couplets bacchiques
où sont congrument célébrées les joies positives
de la jeunesse et les éternelles délices de l'amour. "Mimi
Pinson, écrit Durand-Fardel dans le Centenaire de l'Internat, bravant
les foudres administratives, ne craint pas de venir consoler l'Interne
de garde, et on la voit coifée de la calotte indigne, lançant
au refrain son refrain gaillard !"
.....Innombrables sont les chansons écloses
dans chaque salle de garde. Toutes spirituelles, gaies, franchement gauloises,
elles jalonnent les temps, découvrant sans pitié aux générations
ultérieures, les péchés de jeunesse de ceux qu'elles
ne connaissent que comme de graves et pudiques professeurs !
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