.....Imaginez
les pires tristesses de la vie du jeune médecin.
.....Les jours et les nuits passés
à l'hopital, parmi la torture des pauvres corps qui se désagrègent
et qui, avant de subir la convulsion finale, geignent et pleurent leurs
souffrance.
.....Ou encore les journées d'étude
à l'Ecole pratique : les caves , les dépotoirs des hopitaux,
où la triste fin des malheureux s'exagère par l'horrible
mise en scène des cadavres balancés aux mains des garçons
indifférents, et qui glissent au tas de la chair à scalpel.
Et les salles de dissection où les pipes fument en vain, sans pouvoir
surmonter l'odeur fade des macchabées.
.....L'enfer de Dante n'est qu'une plaisanterie
auprès de telles réalités. Aussi les garçons
de vingt-cinq ans qui font ce dur apprentissage ont sans doute droit
plus que les autres à des échappées de réactive
gaieté. La gaieté des étudiants en médecine
est plus intense et meilleure enfant que celle des étudiants en
droit, parce qu'elle est plus rare, et aussi parce que les cerveaux sont
un peu mieux excercés par des études biologiques que par
d'inutiles excursions dans l'inextricable foret des Lois et Arrets, foret
mauvaise, où l'on perd pour la vie le sens du juste de de l'injuste.
Aussi les médecins sont les amis des artistes, avec lesquels ils
fraternisent dans l'interet que les uns et les autres portent à
la personne humaine, et est bien rare qu'une salle de garde n'ait pas
pour habitués quelques peintres ou sculpteurs. C'est ce commerce
de tous les jours avec des artistes qui a permis, à des jeunes
gens aussi sérieusement occupés que le sont des internes,
de réaliser cependant cette année, à leur bal annuel,
une série de cortèges qui, tout simplement, valent ceux
des Quat'z-arts pour l'esprit, la richesse et le gout. il faudrait tout
citer, avoir tout croqué, pour faire partager la surprise qui nous
attendait, car nous comptions seulement sur une amusette de garçons
d'esprit : mais, faute de place, nous ne pourrons nous étendre
que sur le cortège organisé par la Charité, avec
l'aide amicale du peintre Bellery-Desfontaines.
.....Bellery ne nous en voudra pas de le
nommer ici, et de rappeler qu'il fut l'auteur de cette Notre-Dame de Paris
des Quat'z-arts de 97, que nous avons décrite dans les Carnavals
parisiens. Il nous semble bon de signaler un artiste dont la belle fantaisie,
appuyée sur les plus sérieuses et les plus solides études,
nous promet un peintre et un décorateur qui va compter parmi les
premiers. Bellery est un Quat'z-arts enthousiaste et impénitent,
il soutient que cette institution est le plus beau geste artistique qui
ait été fait depuis l'éposque païenne. Ce n'est
pas nous qui chercherons à le contredire. Mais il veut que la fete
soit réglée sévérement, pour que toutes les
parties de la figuration soient mise en valeur. N'est-ce
pas lui qui a donné aux internes l'idée de faire défiler
leurs cortèges l'un après l'autre, dans l'immense nef de
Bullier ? Chacun d'eux faisait deux fois le tour de la salle et se disloquait
en quelques minutes, avant que le suivant commençat son évolution.
Il en résultait un ordre de bon gout qui manque parfois aux Quat'z-arts,
surtout depuis que le souper, servi dans le milieu de la salle du Moulin,
l'encombre désastreusement pour la fin de la nuit.
.....Un temple grec d'une correction académique
avait été édifié dans un coin de la salle,
d'après la maquette de Bellery. C'est de là que la théorie
grecque devait descendre.
.....Guerriers, joueurs de harpe, danseuses
à peine voilées de gaze, pretres et prétresses, et
l'Amour, dont la petite Tanagra avait pris la place, à la grande
joie des spectateurs (mais, tout de meme, ce n'était pas bien de
quitter vos camarades, Mademoiselle!) poète, couronné de
lauriers et pinçant la grande lyre d'or, et les Heures escortant
le char de Vénus, et Vénus elle meme, que trainaient de
pittoresques tritons sonneurs de conques marines, baignés jusqu'au
torse dans une vague de toile, - et Bacchus, qui avait perdu son tonneau,
mais dont le profil de jeune vainqueur des Indes trainait après
soi des coeurs de femmes, sous les espèces de deux bacchantes ivres
d'amour, tous ces personnages de la Grèce héroïque
étaient costumés avec le soin savant que Bellery met aux
reconstitutions de ses toiles.
.....Tout autre le cortège des Enfants
Malades : la fantaisie des jouets, des contes et du théatre de
l'enfance, un guignol marchant, où Polichinelle rossait ses victimes
ordinaires, le gendarme et le commissaire; les contes : le Prince Charmant,
la Belle et la Bete, l'Oiseau Bleu, le Petit Poucet, etc .... toute la
féérie qu'une cervelle de quatre ans, si naïvement
imaginative, pare d'une plus divine poésie que celle de Shakspeare.
Les joujoux, qui sont l'essai trompeur de la vie que l'enfant a si hate
de vivre; le petit soldat qui tue pour rire, les bébés roses,
le souci de rire de la maternité, etc etc, et les chevaux de carton,
les toutous, les petits lapins qui mangent la feuille de chou et battent
du tambour.
.....Mais
pour prouver que nous ne sommes pas seuls de notre avis, laissons parler
un peu Lucien Beaumont, juge délicats des fetes parisiennes. Nous
sommes ravis de nous trouver d'accord, dans nos admirations, avec un esprit
aussi distingué que celui de l'Académicien d'Etampes. Il
nous permet d'emprunter à son compte rendu de l'Europe Artiste,
du 28 octobre 1899, le passage suivant d'une description que nous ne saurions
faire aussi bien que lui.
....."Voici les cortèges.
Chaque hopital a organisé le sien. Précédées
d'une bannière aux spirituelles enluminures, les théories
défilent aux accents des cuivres, graves, solennelles ou rapides
selon les sujets. L'Hotel Dieu ouvre la marche : une noce de village amusante,
bariolée, mélange de paysans ahuris et de folles donzelles,
dont l'ignorance a étrangement choisi les places où fleurit
le bouquet d'oranger.
.....Lariboisière a composé
un superbe et tragique descente aux enfers : suppliciés sanglants,
décapités, crucifiés, trépanés, écorchés,
sciés, traversés de clous géants et de glaives. Dans
sa barque, Don Juan, qu'implorent des blanches amoureuses, contemple sans
s'émouvoir ces tortures et ces douleurs....
.....En marchande de soupe une belle fille, qui ne pourrait préter
à la vérité la moindre parure, personnifie la maison
Dubois; flanqué d'une blanche troupe de marmitons, patissières,
cuisiniers et servantes, son pavois domine la horde avide de ces mercenaires
au nez rougeoyants, aux minois rieurs. on applaudit.
.....Frissonnez! Voici la Salpétrière
: un cerveau gigantesque d'où jaillit une folle échevelée,
d'où se prolonge, en long reptile aux molles ondulations, la moelle
épinière, portée par une douzaine de carabins en
blouse d'opération; autour, grimacent et sautent de démonisent
toutes les détraquées, tous les déments. Ce cauchemar
macabre se déroule au bruit d'une musique de sabbat qu'accompagne
le tonnerre des applaudissements."
.....Ici nous croyons nous rappeler, détail
omis par M. de Beaumont, que les nerfs partant de cette moelle épinière
étaient portés par des personnages figurant les sens de
la bete humaine.
.....".... Puis c'est le japon,
exact, pittoresque et farouche, dont Saint Antoine a reproduit à
miracle les armures, les divinités, les bannières, les baladines, les
masques. Une adorable multitude de mousmés jolies, relevant les
pans de leurs kimono fleuris, s'éventent et font des grâces
aux samouraï bardés de laque. Bravo!
.....Chevauchée de dragons bleus Louis
XV, dont les montures en carton se cabrent et galopent avec un entrain
furieux, c'est Trousseau. Les charges folles s'irradient, s'arrètent,
puir repartent et disparaissent dans un nuage de poussière.
.....Honneur à Lourcine! Son superbe
cortège révolutionnaire saississant de vérité,
reconstitue les scènes terribles de 93; une foule de sans-culottes
avinés, de tricoteuses en haillons, chante et danse la Carmagnole
autour de la guillotine, dont le couperet vient de raccourcir un aristocrate.
Sur une charrette trainée par des citoyennes en rut de meurtre,
de fières victimes défient leur bourreaux, agitant, sur
des piques sanglantes, des têtes coupées, des coeurs, des
mains, des entrailles....
.....L'atroce vision fait place aux luttes
romaines de Cochin, aux monuments phalliques de Bicètre, à
l'apothéose de l'éminente philantrope qui fonda l'hopital
Boucicaut, aux anti-alcooliques du Bastion 29 (Hospice Chantemesse), avec
son défilé de chastes bénédictines, au déménagement
purotin de l'hopital Anglade..."
.....Lourcine avait repris l'idée
des Quat'z-Arts, dont nous parlons plus haut, dans son cortège
de sans-culottes, mais en ajoutant très heureusement, une charette
de condamnés du plus pittoresque effet, et la guillotine elle meme,
irrésistible et dernier argument de la sainte Démocratie.
On peut dire, en parodiant le mot de Gavarni : "Quand on aurra discuté
et philosophé sur tout, un coup de couperet sera toujours un coup
de couperet!".
.....Comment décrire tant de costumes!
On s'est habillé comme on a voulu, c'est le bal masqué sans
époque obligatoire, dont l'avantage est que chacun revet, en meme
temps que son costume, un peu de la manière d'etre du personnage
qu'il a choisi. Nous préférons l'unité d'époque
ou de fantaisie. La Fete païenne et le Bal blanc, deux fetes du Courrier
français, ont donné le modèle du genre : les Quat'z-arts
de cette année viennent de suivre ce bon exemple en organisant
un bal antique.
Il faudra continuer. Une fete à costumes variés est toujours
un bal masqué, mais une fete dont l'époque est obligatoire
peut etre une solennité plus sérieuse au point de vue artistique,
sans cesser d'ètre aussi amusante. Pourquoi pas les jeux olympiques,
ou encore le Songe d'une nuit d'été, la féérie
shakspearienne, ou bien une fete barbare, à l'imitation de celle
de Salammbo? Et puisque les internes viennent de prouver qu'ils sont capables
de cortèges tres bien faits, ne pourrait-on pas réussir
une fois au moins, cette année 1900 par exemple, une fédération
de la jeunesse intelligente, dans une fete giganstesque et digne par son
caractère et l'ordre traditionnel des Quat'z-Arts, de satisfaire
les plus délicats ?
.....On pourrait ainsi réaliser d'une
manière grandiose la fete de caractère dont les bals du
Courrier ont donné le patron. Nous croyons que c'est la formule
des fetes de demain. Le gout des reconstitutions exactes, dans beaucoup
de théatres, fait depuis quelques années passer la pièce
au second plan; de là à supprimer tout à fait cette
pièce et à obtenir que les spectateurs jouent un role dans
la figuration, qui seule importe désormais, il n'y a qu'un pas.
.....D'où vient ce gout nouveau du
public ? De la manie d'instruction qui nous tient, dont le résultat
est que, meme pour jouer, nous ne voulons plus que des joujoux instructifs,
et de la diffusion du document ancien par l'image.
.....Nous savons bien que, dans les bureaux
de rédaction, le meme cliché sert à l'appréciation
de toutes les fetes carnavalesques, qu'il soit question du vulgaire Boeuf
gras ou de la plus délicate des fetes d'artistes. S'il s'agit de
la promenade des boulevards, ou des bals public, les jours de mascarades,
ce cliché peut servir, car le vieux carnaval se meurt en effet.
Mais le nouveau, celui que les artistes ont instauré dans leurs
fetes, il est injuste de le méconnaitre, car il grandit tous les
jours. Fetes du Courrier, Quat'z-Arts, Vachalcades, fetes de l'Internat
se succèdent depuis 10 ans sans que la presse paraisse en avoir
bien conscience. Ponchon lui meme, notre Ponchon précieux et bien
aimé, qui prouve victorieusement deux fois par semaine que la poésise
zutïste peut etre de la grande poésie, accueillait par un
aimable grognement (aimable mais grognement) la publication des carnavals
parisiens :
........ Morin, il n'y a pas à dire
.....La corde à rire de la lyre
.....Est détraquée, et pour
longtemps
.....Nous sons devenus protestants....
.....Voyons, Ponchon, mon ami, c'est trop
facile, ce bougonnement à la Jean Gilles (.... Jean Gilles, mon
gendre, de quoi vous plaignez vous ?); il faut laisser cela aux gens qui
aiment mieux se donner couleur de supériorité en blaguant
systématiquement les choses nouvelles que de faire un petit effort
pour en dégager le sens et les tendances. La France est malade
de mauvaise humeur, mais ce n'est pas le moyen de la guérir que
de le lui chanter sur tous les tons.
.....Aidez nous plutot, Ponchon à
rattacher la corde à rire, dont personne ne pincera plus agréablement
que vous.
.....Tout autre est votre confrère
Jean Lorrain, qui ne laisse jamais passer les fetes du Courrier ou celles
des Quat'z-Arts snas les saluer d'un Raitif étincelant. Et Montorgueil,
l'historien de notre Paris moderne, n'a eu garde, dans son Paris dansant,
qu'illustrent de si beaux Willette, d'oublier les fetes de caratère
et les a placées au rang qu'elles méritent. Et il ne sera
pas le dernier à défendre ce qu'on peut appeler notre Droit
à la joie.
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