L'association des Salles de Garde des Internes des Hopitaux de Paris

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Goncourt

Soeur Philomène

Goncourt, 1861

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Le journal des Goncourt

18 décembre

Nous nous décidons à aller porter, ce matin, la lettre que nous a donnée, sur la recommandation de Flaubert, le docteur Follin pour M. Edmond Simon, interne dans le service de Velpeau à la Charité. Car il nous faut faire pour notre roman de Sœur Philomène, des études à l’hôpital, sur le vrai, sur le vif, sur le saignant.
Nous avons mal dormi. Nous sommes levés à six heures et demie. Il fait un froid humide, et sans nous en rien dire l’un à l’autre, nous avons une certaine peur, une certaine appréhension dans les nerfs. Quand nous entrons dans la salle des femmes, devant cette table, sur laquelle sont posés un paquet de charpie, des pelotes de bandes, une montagne d’éponges, il se fait en nous un petit trouble qui nous met le cœur mal à l’aise. Nous nous raidissons, et nous suivons avec ses internes, Velpeau ; mais nous nous sentons les jambes, comme si nous étions ivres, avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et comme du froid dans la moelle des tibias.
Quand on voit cela, et au chevet des lits, ces pancartes sinistres contenant ces seuls mots : Opérée le… il vous vient l’idée de trouver la Providence abominable, et d’appeler bourreau ce Dieu, qui est la cause de l’existence des chirurgiens.
Ce soir, il nous reste de tout cela une lointaine vision, la réminiscence d’une matinée qu’il nous semble plutôt avoir rêvée que vécue. Et chose étrange, l’horreur du dessous est si bien dissimulée sous les draps blancs, la propreté, l’ordre, la tenue, qu’il nous reste de cette visite — c’est très difficile à donner la note juste — quelque chose de presque voluptueux et de mystérieusement irritant ; il nous reste de ces femmes entrevues sur ces oreillers bleuâtres, et transfigurées par la souffrance et l’immobilité, une image qui chatouille sensuellement l’âme et qui vous attire par ce voilé qui fait peur. Oui, c’est étrange, je le répète, nous qui avons horreur de la souffrance, des excitations cruelles, nous nous sentons plus qu’à l’ordinaire en veine d’amour. J’ai lu quelque part que les personnes qui soignaient les malades étaient plus portées vers les plaisirs des sens que les autres. Quel abîme tout cela !

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Dimanche 23 décembre

Nous passons une partie de la nuit à l’hôpital.
… Nous arrivons au lit d’un phtisique qui vient de passer à l’instant même. Je regarde et je vois un homme de quarante ans, le haut du corps soulevé par des oreillers, un tricot brun mal boutonné sur la poitrine, les bras tendus hors du lit, la tête un peu de côté et renversée en arrière. On distingue les cordes du dessous du cou, une barbe forte et noire, le nez pincé, des yeux caves ; autour de sa figure, sur l’oreiller ses cheveux, étalés, sont plaqués ainsi qu’un paquet de filasse humide. La bouche est grande ouverte, ainsi que celle d’un homme dont la vie s’est exhalée en cherchant à respirer, sans trouver d’air. Il est encore chaud, sous la sculpture profonde de la mort sur un vieux cadavre. Ce mort a réveillé une image dans ma mémoire : le supplicié par le garrot de Goya.
… Puis j’ai vu venir dans l’ombre, tout au loin, tout au loin, au-delà d’un grand cintre vitré, j’ai vu venir une petite lueur, qui a grandi, est devenue, une lumière. Il y avait quelque chose de blanc qui marchait avec cette lumière, et que cette lumière éclairait. Ce qui venait a ouvert la porte du cintre, et deux femmes, dont l’une, une chandelle à la main, se sont trouvées dans la grande salle. C’était la sœur faisant sa ronde, accompagnée d’une bonne de la communauté ! La sœur, une novice sans doute, car elle n’avait pas le voile noir, était tout en blanc, d’un blanc molletonneux, avec un bandeau sur le front ; la bonne en bonnet de nuit, en foulard noir, en camisole et en jupon.
Elles ont été à un lit, la sœur à la tête, la bonne au pied et élevant la chandelle en l’air. Alors j’ai entendu une voix si doucement faible, que j’ai cru que c’était la voix de la malade. Non, c’était la sœur qui parlait à une vieille femme avec une voix de caresse, une voix calmement impérieuse, comme on en prend avec les enfants aimés, quand on veut leur faire faire quelque chose, qu’ils ne veulent pas. « Vous souffrez du siège ? » La vieille malade a bougonné de mauvaise humeur quelque chose d’inintelligible. La sœur a soulevé la couverture, a pris dans ses bras la malade infirme et infecte, l’a retournée sur le dos, un pauvre dos talé et meurtri, semblable au dos d’un nourrisson meurtri par des langes trop serrés, a retiré prestement, de dessous le corps changé de place, l’alèze souillée, et toujours lui parlant, sans cesser une minute de la caresser de la voix, lui disant qu’on allait lui mettre un cataplasme, qu’on allait lui donner à boire… Et cela a fini par le bassin.
En vérité, cela vous arrache l’admiration du cœur, et cela est d’une grandeur simple, qui fait bien petits, les bruyants aimeurs de leurs semblables, les aimeurs de peuple. C’est vraiment un triomphe pour une religion d’avoir amené une femme, cette faiblesse, ce délicat appareil nerveux, à la victoire de dégoûts de cette nature, d’avoir amené l’affectuosité d’une créature distinguée à appartenir tout entière à d’abjects et sordides misérables qui souffrent. Ah ! les religions de l’avenir auront de la peine à créer de tels dévouements.
Et devant cette jeune femme, tendrement penchée sur cette horrible et breneuse mégère qui l’injurie, je pense, comme on penserait à un goujat en goguette, à ce Béranger, à cet auteur qui a trouvé drolichon de faire entrer au paradis une sœur de charité et une fille d’Opéra, avec des états de service se valant à ses yeux… Oui, il a toujours manqué aux ennemis du catholicisme, un certain sens respectueux de la femme propre, manque qui est la marque et le caractère des gens de mauvaise compagnie, et le grand patron de la confrérie, M. de Voltaire, voulant faire un poème ordurier, a été nécessairement choisir comme héroïne Jeanne d’Arc : la Sainte de la patrie.

Si, dans notre vie, il n’y a eu, jusques à présent, ni chance, ni hasard heureux, nous avons du moins cette grande chose, une chose peut-être unique depuis que le monde existe, cette société intellectuelle de toutes les heures, cette mise en commun de nos orgueils, enfin cette communion des cœurs, à laquelle nous sommes habitués comme à la respiration : un bonheur rare et précieux. Du moins c’est à le croire par le prix auquel nous le fait payer la vie ; oui, comme si ce bonheur était l’envie de tous.

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26 décembre

Nous allons à la Charité. Nous partons dans la neige par un jour qui se lève, avec un bas du ciel ressemblant à une réverbération d’incendie. La pierre des maisons, au milieu de ces blancheurs froides, a comme un ton de rouille. Nous assistons à la visite, et nous voyons mettre dans la boîte à chocolat un paquet noué aux deux bouts, qui est une morte.
Nous descendons avec un interne à la consultation qui se tient dans le cabinet du chirurgien, et où il y a des bancs et une barrière. Lentement s’est approché un petit vieillard, le collet de son paletot gras et lustré, remonté jusqu’aux yeux, un misérable chapeau lui tressautant aux mains. Il a de longs et rares cheveux blancs, la figure osseuse et décharnée, les yeux tout caves et au fond une petite lueur. Et il tremble ce pauvre vieux, comme un vieil arbre mort, fouetté par un vent d’hiver. Il a tendu son poignet noueux où il y a une grosse excroissance.
— Vous toussez ? lui dit l’interne.
— Oui, Monsieur ! beaucoup ! — a-t-il répondu d’une voix douce, éteinte, dolente et humble, — mais c’est mon poignet qui me fait mal !
— Nous ne pouvons pas vous recevoir. Il faut aller au Parvis Notre-Dame. »
Le vieillard ne disait rien et regardait vaguement l’interne.
— « Et demandez la médecine et pas la chirurgie ? lui répéta l’interne le voyant rester immobile.
— Mais c’est là que j’ai mal, reprit doucement le vieillard, en montrant son poignet.
— On vous guérira ça, en guérissant votre toux.
— Au Parvis Notre-Dame », lui cria, d’une voix où la brutalité s’attendrissait, le concierge, un gros bonhomme à moustaches d’ancien soldat.
On voyait la neige tomber à flocons par la fenêtre. Le vieillard s’éloigna sans un mot avec son chapeau à la main. « Pauvre diable ! quel temps ! c’est loin !… il n’en a peut-être pas pour cinq jours ! » fit le concierge.
Et l’interne nous dit : « Si je l’avais reçu, Velpeau l’aurait renvoyé demain. C’est ce que nous appelons en terme d’hôpital une patraque. Oui, il y a comme cela des moments durs… mais si nous recevions tous les phtisiques… Paris est une ville qui use tant… nous n’aurions plus de place pour les autres ! » Cette scène nous a remués plus que tout ce que nous avons vu jusqu’ici à l’hôpital.
Là-dessus nous allons visiter l’ancienne salle de garde, décorée par les peintres, amis des internes, par Baron qui a représenté les Amours malades, reprenant et rebandant leurs arcs, à la sortie de l’hôpital ; par Doré, qui a composé une sorte de jugement dernier de tous les médecins passés et présents aux pieds d’Hippocrate ; par Français, etc., etc.
Puis nous passons dans la vraie salle de garde, une petite pièce cintrée qui était l’ancienne chambre ardente des prêtres morts. Il n’y a pas de serviettes. On tire d’une armoire deux taies d’oreiller, pour nous en servir.
On entend la sonnerie de la chapelle pour un mort, et devant la fenêtre, donnant sur la cour, se dessine le coin d’un corbillard de pauvre qui stationne.
Nous retournons à quatre heures pour entendre la prière, et à cette voix grêle, virginale, de la novice agenouillée, adressant à Dieu les remerciements de toutes les souffrances et de toutes les agonies qui se soulèvent de leurs lits vers l’autel, deux fois les larmes nous montent aux yeux, et nous sentons que nous sommes au bout de nos forces pour cette étude, et que pour le moment c’est assez, c’est assez.
Nous nous sauvons de là, et nous nous apercevons que notre système nerveux, dont l’état nous avait à peu près échappé dans la contention de toutes nos facultés d’observation, ce système nerveux secoué et émotionné de tous les côtés à notre insu, a reçu le coup de tout ce que nous avons vu. Une tristesse noire flotte autour de nous. Le soir nous avons les nerfs si malades, qu’un bruit, qu’une fourchette qui tombe, nous donne un tressaillement par tout le corps, et une impatience presque colère. Nous nous complaisons au coin du feu, dans le silence, le mutisme, acoquinés là, sans l’énergie de bouger, de nous remuer, de nous secouer.

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27 décembre

C’est affreux, cette odeur d’hôpital qui vous poursuit. Je ne sais si c’est réel ou une imagination des sens, mais sans cesse il nous faut nous laver les mains. Et les odeurs mêmes que nous mettons dans l’eau, prennent, il nous semble, cette fade et nauséeuse odeur de cérat… Il nous faut nous arracher de l’hôpital et de ce qu’il laisse en vous, par quelque distraction violente…
Ah ! lorsqu’on est empoigné de cette façon, lorsqu’on sent ce dramatique vous remuer ainsi dans la tête, et les matériaux de votre œuvre vous faire si frissonnant, combien le petit succès du jour vous est inférieur, et comme ce n’est pas à cela que vous visez, mais bien à réaliser ce que vous avez perçu avec l’âme et les yeux !

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