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L'INTERNAT DE PARIS.

Trimestriel d'information
de l'Association Amicale des Anciens Internes
des Hopitaux et Hospices Civils de Paris.

N°19 - décembre 1998

HISTOIRE

 

Un glorieux et surprenant précurseur de l'asepsie, Jules-Émile Péan

 

   

Philippe Monod-Broca
Promotion 1944

« Tu seras notaire, mon fils », lui avait dit son père, menuisier d'un petit bourg d'Eure-et-Loir. Péan dut convertir ses parents à une vocation révélée au cours de tournées avec un médecin de campagne. Débarqué à Paris, étudiant studieux, puis chirurgien acharné. Âpre au travail autant qu'aux gains, maniaque de la propreté, Péan avait foi en sa triple mission : envers ses malades, d'abord, ses élèves et, enfin, envers la science. Mais pourquoi ce même entêtement pour s'opposer à Pasteur, son contemporain ?

Dans un précédent article, j'ai parlé des chirurgiens qui avaient résisté à Pasteur mais je n'ai fait qu'une simple allusion aux précurseurs de l'asepsie pastorienne tels que Semmelweis à Vienne puis à Budapest dans les années 1850. Il me paraît aujourd'hui utile de rappeler l'œuvre de Péan (1830-1898), autre précurseur de l'asepsie dès 1864 à Paris. Par une aberration à peine croyable, il s'opposa, lui aussi, à Pasteur. Cet antagonisme apporte un nouvel éclairage à cette résistance au progrès qu'on aimerait comprendre pour ne pas l'imiter.

Péan était le fils d'un meunier de Marboué, petit bourg d'Eure-et-Loir. Son père voulait faire de lui un notaire mais quelques tournées en carriole avec un médecin de campagne lui révélèrent son attirance pour le côté humanitaire de la profession. Il finit par convaincre ses parents de lui payer ses études de médecine à Paris.

C'était un travailleur acharné. Il se levait toujours à 4 h 30 du matin et ne se couchait guère qu'à minuit. Il ne fit que travailler toute sa vie, douze à quinze heures chaque jour, parfois plus. Il dira lui-même : « Je n'ai connu qu'un moyen pour faire mon chemin dans le monde, c'est le travail. » Ce chemin le conduisit à diriger et rendre illustre un des services de chirurgie de l'hôpital Saint-Louis et à siéger à l'Académie de Médecine. Arrivé à Paris sans aucune relation, il ne dut qu'à lui-même sa notoriété internationale.

 

Pour un simple kyste

Sa glorieuse carrière chirurgicale débuta en 1864 par la guérison d'une femme de trente ans. On la croyait mourante de phtisie. En fait, elle était porteuse d'un kyste de l'ovaire de dix kilos. Il l'opéra dans un petit logis de deux pièces de la rue Lepic, aux Batignolles. Une des pièces, de 3 m sur 3,50 m fut transformée en salle d'opération ; dans l'autre jouaient les cinq enfants de la malade. Trois semaines plus tard, elle faisait son marché.

C'était pour l'époque, une petite tumeur car la mortalité de la chirurgie était telle qu'on voyait ces kystes atteindre vingt, trente voir même cinquante kilos sans qu'on ose y toucher. Cette observation publiée à l'Académie de Médecine y suscita des sentiments où l'incrédulité le disputait à la stupéfaction.

Péan ramena la mortalité de cette intervention, alors voisine de 100 % à Paris, à 15-20 % pour finir par atteindre 3-4 % !

À vrai dire, Péan, s'il fut le premier à obtenir des succès répétés à Paris avait été précédé à Strasbourg par Koeberlé. Je ne m'attarderai pas sur la polémique qui opposa les deux hommes mais il est hors de doute que les guérisons opératoires régulières de l'ovarioctomie en France commencèrent le 2 juin 1862 lorsque Koeberlé guérit son opérée du jour. Koeberlé lui-même avait été devancé par quelques chirurgiens britanniques (et américains) dont les succès paraissaient à ce point incompréhensibles que certains de leurs collègues français avaient fini par les mettre sur le compte d'une résistance particulière des femmes britanniques comparées aux latines

 

La contagion de la propreté

Nous savons bien aujourd'hui quelles furent les deux raisons des succès de Koeberlé et de Péan : la propreté et l'utilisation des pinces hémostatiques à forcipressure.

Il semble qu'une piqûre anatomique pendant son prosectorat ait définitivement détourné Péan des autopsies. Il ne se couvrait donc pas les mains de microbes avant de se les passer à l'eau courante pour aller opérer. En outre, il avait été l'élève de Marjolin qui était un maniaque de la propreté (tout comme Koeberlé), ce qui avait développé son propre penchant en ce domaine. Enfin, il opérait, autant que possible, en dehors de l'hôpital, où régnait alors l'infection purulente et même la pourriture d'hôpital (et nous avons vu que sa première guérison avait été obtenue rue Lepic).

La deuxième raison de ses succès fut l'utilisation des pinces… de Péan, qui limitaient au mieux les pertes de sang. La querelle pour leur paternité n'est pas encore complètement close ! qui a inventé la première pince hémostatique aisément utilisable ? qui l'a utilisée pour la première fois chez l'animal d'abord puis chez l'homme ? qui a inventé le terme de forcipressure ? Le seul point qui paraisse certain est l'invention par Péan de la crémaillère qui maintient fermée la pince. Depuis plus d'un siècle, personne n'a trouvé mieux et cette crémaillère a été adoptée et adaptée dans le monde entier.

Ainsi donc Péan opérait proprement et limitait au mieux les hémorragies grâce à ses fameuses pinces. Nous comprenons alors beaucoup mieux ses succès. Il est plus difficile par contre de comprendre les raisons de l'incroyable ostracisme dont il fut l'objet. Il reste le seul chirurgien des hôpitaux de Paris qui ne fut pas admis à la Société de Chirurgie, devenue aujourd'hui Académie Nationale. Il ne fut admis à l'Académie de Médecine qu'en 1887 et ce malgré les vigoureux efforts de barrage des chirurgiens.

Péan, qui guérissait si bien ses opérés, venus du monde entier, était considéré par ses collègues parisiens comme un assassin. Leur raisonnement était simple, sinon simpliste.

Lorsqu'une malade porteuse d'un kyste monstrueux de l'ovaire, allait se faire opérer par Péan après avoir consulté un « Maître », il arrivait parfois qu'elle en mourût, et le « Maître » alors avait beau jeu de dire : « Elle était condamnée à mourir sous peu, probablement quelques semaines. Il ne l'a opéré que pour gagner de l'argent au lieu de la laisser mourir tranquillement." Et lorsque le même scénario se produisait pour ce qu'on appelait alors un petit kyste, il était facile de dire : « Elle aurait pu vivre des années avec son petit kyste. Il ne l'a opérée que pour gagner de l'argent."

 

Pionnier et fortuné, un « gagneur » mais aussi un novateur

Il faut reconnaître que son âpreté au gain était extrême. On l'a vu discuter de ses honoraires jusque sur la table d'opération. N'a-t-on pas dit que si ses honoraires étaient trop bas, l'opérée devait se passer d'anesthésie ! Il est avéré que ses honoraires étaient dix à vingt fois plus élevés que ceux des « Maîtres » en question. Il n'était pas rare qu'il demande pour une seule opération jusqu'à l'équivalent de deux cent mille de nos francs actuels. Il fit d'ailleurs fortune et put construire à ses frais l'Hôpital International situé à l'entrée de la rue de la Santé. Un hôpital destiné à soigner gratuitement les pauvres et devenu après sa mort l'hôpital Péan. Il lui aurait consacré l'équivalent de vingt millions de nos francs.

Pour en finir avec l'argent, certains ont vu en lui l'un des fondateurs de la dichotomie !

Mais tout ceci ne doit pas nous faire oublier quel remarquable novateur il fut. On lui doit la première ablation réussie de la rate, la première gastrectomie pour cancer (et la technique qu'il employa a gardé son nom qui est devenu commun). Il a été le premier à utiliser la voie vaginale pour extirper les lésions gynécologiques et à oser combiner voies abdominale et vaginale. Il a décrit la maladie gélatineuse du péritoine, le pseudonyxome, qui pourrait s'appeler maladie de Péan. Il semble qu'il soit à la base de la création des conférences d'externat et d'internat. Il tenait, enfin, au triple devoir du chirurgien hospitalier. Je le cite : « devoir envers les malades d'abord, envers les élèves ensuite, et enfin envers la science. » Ne préfigurait-il pas avec trois quarts de siècle d'avance, la triple mission de soins, d'enseignement et de recherche institutionnalisée aujourd'hui ?

Nous venons d'évoquer son merveilleux empirisme et ses innovations. Ils l'opposèrent aux « Maîtres » de l'époque, à ces éminents chirurgiens qui, par leurs autopsies, firent tant progresser la connaissance de l'organisme humain et des maladies, mais qui tuèrent tant de malades avec leurs mains couvertes de microbes.

Mais un pionnier obstiné

Reste à situer la carrière, la réussite éblouissante, la renommée internationale de Péan par rapport à l'époque pastorienne qui lui est strictement contemporaine. Faut-il rappeler que la publication princeps de Lister sur l'antisepsie date de 1867 !

L'incompréhension de Péan en ce domaine, a quelque chose de stupéfiant. Il ne comprend pas et ne comprendra jamais que Pasteur lui apporte l'explication scientifique de ses succès. Il avait été précurseur, par empirisme, de l'asepsie et il avait mieux réussi que Semmelweiss qui, incompris, avait sombré dans la folie. Mais Péan resta jusqu'à sa mort incapable de se plier aux rigueurs de la véritable asepsie. Il ira jusqu'à écrire : « J'ai guéri mes opérées bien avant que les chirurgiens fassent construire des appareils de stérilisation et sans recourir à pareil luxe de précautions. »

Au lieu de s'unir à Pasteur contre leurs adversaires communs, il va, avec son ami Peter, s'opposer à lui.

Peter, major du concours d'internat de 1854, avait été nommé un an avant Péan, qui n'était que le second de sa promotion. Il fut le plus fidèle ami de Péan et le soutint en toutes circonstances, mais ce fut l'un des adversaires les plus virulents de Pasteur. On ne compte pas les formules qui, malheureusement pour lui, l'ont rendu célèbre. Exemple : « Les découvertes des bactéries sont des curiosités… à peu près sans profit pour la médecine. » Il ira rejoindre Henri-Rochefort et Clémenceau lorsque ceux-ci mèneront une violente campagne pour empêcher les vaccinations contre la rage, qu'ils déclaraient homicides.

Quand Péan fut atteint par l'âge de la retraite, il prononça une leçon d'adieu dans cet hôpital Saint-Louis qu'il avait rendu célèbre dans le monde entier par ses matinées opératoires du samedi. Cette leçon ne manqua pas de grandeur. Il l'avait consacrée aux progrès de la chirurgie pendant sa carrière et certes sa contribution était grande. Toutefois cette leçon éclaire de façon intéressante son incompréhension du progrès. Pas une seule fois, ce précurseur de l'asepsie, ne prononce le mot de microbe ou le nom de Pasteur. Or cette leçon a lieu le samedi 24 décembre 1892 et trois jours plus tard, le mardi 27, aura lieu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne archi comble, le fameux et triomphal jubilé de Pasteur. Pasteur, devenu l'objet de l'admiration universelle, ce dont témoigne ce jour-là la présence du corps diplomatique, des représentants des sociétés savantes du monde entier et des plus hauts personnages de l'État et de la Science.

Péan fut donc un chirurgien aux traits contrastés, à la fois adulé et détesté. Il s'inscrit dans un de ces trois groupes de chirurgiens qui s'opposèrent si violemment dans le dernier tiers du XIXe siècle et à tous lesquels pourtant nous devons le plus clair des progrès de la médecine.

 

« Pour constater un fait, il n'est pas besoin qu'il soit utile »

Pour les pastoriens c'est une évidence que nul ne songe plus à nier. C'est vrai encore pour leurs adversaires grâce à leurs autopsies et l'apport de la méthode anatomo-clinique. C'est vrai enfin des empiriques comme Péan à propos duquel Pozzi (promotion 1868), un très scientifique chirurgien, écrivit : « On peut dire que directement ou indirectement c'est à son école que se sont formés tous les maîtres contemporains de la chirurgie abdominale. » D'ailleurs aujourd'hui encore tous les chirurgiens utilisent une ou plusieurs de ses innovations devenues routinières.

Il est certain que l'on peut, dans ces luttes, observer de la jalousie, de la mesquinerie voire de la bassesse mais la plupart des adversaires étaient animés par des conceptions morales, religieuses ou philosophiques parfaitement honorables.

S'il m'était demandé de tirer quelque conclusion de ces affrontements du passé, je dirais que le plus difficile n'est pas de défendre la vérité mais de savoir la reconnaître. Le seul critère restant l'étude, clinique et impartiale, des faits expérimentaux et cliniques. Les opinions, les jugements de valeur sont trompeurs. Comme l'écrivait P. Broca (promotion 1844) « pour constater un fait il n'est pas du tout besoin qu'il soit utile. » Ce qui rejoint la pensée du philosophe germaniste Robert d'Harcourt : « La générosité est le plus dangereux visage de l 'erreur. »

 

L'INTERNAT DE PARIS.

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N°19 - décembre 1998

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